Le bouleversement apporté par internet dans le monde des affaires n’a pas encore fini de nous étonner. Le commerce électronique est devenu en quelques années le canal privilégié par lequel quasiment tout passe, du simple particulier qui souhaite vendre un bien par le biais des petites annonces à la multinationale qui dispose d’une vitrine virtuelle attractive vantant ses produits ou services.
Dans ces conditions, avec la multiplication des entreprises et fournisseurs induite par la vente en ligne, les marchés des consommateurs sont plus difficiles à atteindre. En bref, le jeu de la concurrence est à plein régime, ce qui est profitable pour les consommateurs.
La conséquence majeure est que, aujourd’hui plus qu’hier, les marchés des produits ou des services sont extrêmement disparates et désorganisés. Cela est d’autant plus handicapant pour les fournisseurs (sociétés, marchands etc..) qui doivent subir une rude concurrence, qu’ils sont par ailleurs soumis au respect des règles du droit de la concurrence et de la distribution (éviter la concurrence déloyale, la contrefaçon etc..).
C’est au début des années 60 lorsque la consommation de masse est apparue que les producteurs ont senti le besoin de s’organiser pour gagner des parts de marché dans les secteurs où ils intervenaient. Des ententes, accords entre entreprises, voire des "cartels" ont ainsi vu le jour. Ces évolutions ont aussi donné lieu à la création de réseaux de distribution sélective. Dans le domaine de la distribution sélective, les règles étaient dans l’ensemble bien connues et établies. Mais depuis l’émergence des ventes sur internet à l’initiative de distributeurs agrées du réseau, les fondements de la distribution sélective traditionnelle sont légèrement bousculés et leur homogénéité perturbée.
Deux questions essentielles retiennent l’attention de la pratique et de la jurisprudence à l’heure actuelle, l’une porte sur la possibilité pour le distributeur agrée de revendre en ligne les produits du promoteur et l’autre sur la responsabilité des sociétés comme eBay qui interviennent sur les places de marché électroniques.
Les principes du réseau de distribution sélective
Un réseau de distribution est composé d’un fournisseur (c’est le promoteur) et de plusieurs distributeurs agrées par lui. L’objectif de ces réseaux est, en principe, non pas de s’entendre pour imposer une position dominante dans tel ou tel secteur mais de réserver la distribution de leurs produits à des entreprises sélectionnées (les distributeurs). Lorsqu’une entreprise est parvenue à développer sa marque de sorte qu’elle exerce son rayonnement sur les consommateurs, pour protéger sa notoriété et renommée, elle a tout intérêt à sélectionner les distributeurs pour la revente de ses produits.
Les distributeurs sont juridiquement indépendants, bien qu’économiquement soumis à la politique de vente du promoteur. Le promoteur exerce ainsi une police du réseau en veillant à ce que les distributeurs agrées ne portent pas atteinte à l’image de sa marque. Les produits de luxe et de haute technicité constituent le domaine d’intervention habituel des réseaux de distribution sélective. Une marque de luxe comme Hermès a par exemple le plus grand intérêt à sélectionner les distributeurs qui revendront ses produits. Hermès veillera à ce que les conditions de présentation et de vente par le distributeur sont conformes à la respectabilité et au prestige du produit.
De tout temps, les juridictions et autorités, qu’elles soient françaises ou européennes ont lutté contre les entreprises ou groupes qui pratiquent des politiques anticoncurrentielles. La liberté de choix du consommateur est en effet la grande préoccupation des autorités publiques (surtout européennes). Toutefois dans le cadre du réseau de distribution sélective, bien qu’il soit considéré comme une atteinte à la concurrence, bénéficie néanmoins d’une exemption (une dérogation) au terme de l’article L420-1 du Code de commerce. Au niveau européen, le règlement du 22 décembre 1999 a également prévu cette exemption pour les contrats de distribution sélective (exception à l’article 101 § 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Pour accorder cette exemption le législateur a considéré, d’après le principe de proportionnalité, que le réseau de distribution sélective est finalement profitable au consommateur (c’est une garantie pour les produits de haute technicité par exemple).
Tout en admettant cette exemption, les textes ont aussi posé la règle selon laquelle les distributeurs doivent être choisis sur la base de critères objectifs. Cette règle s’appliquera par ailleurs à la revente en ligne des produits du promoteur.
C’est dans la relation promoteur-distributeurs agrées que des difficultés se manifestent le plus souvent. Ainsi, le promoteur opère des contrôles pour s’assurer que le distributeur n’altère pas l’image de marque ou encore que le quotas de distribution tel que prévu dans le contrat de distribution est respecté. La sanction en cas de manquement par le distributeur à ses obligations peut aller jusqu’au retrait de l’agrément.
La revente en ligne par le distributeur agrée
Que ce soit dans la distribution sélective traditionnelle ou par le biais de la revente en ligne, l’interdiction générale et absolue de revente imposée par le promoteur aux distributeurs est interdite. La liberté de revente est par conséquent la règle, sauf pour le promoteur à justifier l’interdiction de façon objective et précise. Cependant il faut immédiatement faire observer que cette question n’a d’intérêt que pour les produits de luxe, rares, ou de haute technicité. Ces produits mis à part, le reste des produits qui sont dans le commerce et qui font l’objet d’un contrat de distribution ne posent pas de problèmes particuliers, leur revente sur le site internet des distributeurs est licite (en respectant toutefois les interdictions territoriales et les ventes actives).
Le règlement européen du 22 avril 2010 concernant l’application de l’article 101 du Traité européen relatif aux restrictions verticales prévoit justement que la liberté d’accéder à internet est de principe et l’interdiction de la distribution par l’internet n’est licite que si des critères qualitatifs objectifs l’exigent dans la distribution sélective.
C’est donc à propos de la revente de produits de luxe sur internet que le contentieux existe. Le promoteur du réseau peut sous certaines conditions interdire au distributeur qu’il a agrée la revente des produits en cause sur son site internet. Les grandes maisons de parfum refusent en général que les distributeurs qu’elles ont sélectionnés puissent vendre sur internet leurs flacons. Pour cela elles font valoir que ce type de produit de luxe exige de le tester, d’obtenir des conseils et surtout un point de vente. Or selon la jurisprudence cette exigence d’un point de vente présentée comme telle constitue une restriction caractérisée à la concurrence. Ainsi, la Cour d’appel de Paris (Chambre 4e B) a admis le 18 avril 2008 que la commercialisation en ligne de parfums puisse être réservée aux seuls distributeurs disposant d’un point de vente depuis plus d’un an.
Dans un autre domaine, une décision du 24 juillet 2006 a été rendue par l’Autorité de la concurrence concernant l’exigence d’un point de vente fixe pour un distributeur qui souhaite vendre par internet. Cette affaire opposait Bijourama à Festina (les montres). L’Autorité de la concurrence a refusé d’accorder à Bijourama le droit de revendre sur internet en l’absence d’un point de vente. Il a en effet considéré que vendre uniquement sur internet sans magasin physique (pure-e-players comme Bijourama) revenait à profiter des investissements en points de vente supportés par les autres membres du réseau. En effet, un consommateur après avoir examiné le produit dans un magasin peut ensuite, une fois chez lui, rechercher sur internet les meilleurs prix. Or le site internet n’a pas de charges aussi lourdes que celles liées à un investissement en point de vente. La Cour d’appel de Paris a confirmé cette décision par un arrêt du 16 octobre 2007.
Dans une autre affaire, l’Autorité de la concurrence s’est prononcée le 29 octobre 2008 sur l’interdiction imposée par la maison Pierre Fabre (Dermo-cosmétique) à ses distributeurs agrées de la revente en ligne. Or il a été décidé que des produits qui en principe nécessitent des conseils particuliers dans un point de vente, pouvaient cependant être revendus sur internet si certaines conditions étaient réunies. La Cour d’appel de Paris a décidé le 11 mars 2009 de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice des communautés européennes. En effet la Cour d’appel a souhaité savoir si Pierre Fabre ne commettait pas une restriction à la concurrence au sens de l’article 101 du traité de l’union européenne en imposant une interdiction générale et absolue de vendre sur internet dans le cadre d’un réseau de distribution sélective.
La Cour de justice a répondu dans une décision du 13 octobre 2011 (C-439/09) en déclarant la clause d’interdiction de revente sur internet comme anticoncurrentielle (restriction à la libre concurrence).
Les places de marché électroniques et les réseaux de distribution sélective
Victimes de leur immense succès, certaines grandes marques du groupe LVMH font l’objet de contrefaçon de la part notamment de plates formes électroniques comme eBay. Les tribunaux sanctionnent régulièrement les concurrences déloyales, les contrefaçons et autre parasitisme dont sont victimes ces grandes marques. Ainsi, la marque de parfum Lolita Lempicka a protesté devant les juridictions contre la vente de ses parfums sur un site privé qui n’était pas agrée. Le tribunal de commerce de Paris puis la Cour d’appel de Paris par une décision du 18 avril 2008 ont condamné le site en question pour concurrence déloyale.
Toujours dans l’univers des parfums, la société eBay a été condamnée par le tribunal de commerce de Paris en 2008 à verser 40 millions d’euros à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et parasitisme aux maisons de parfums Dior, Guerlain, Givenchy, etc pour atteinte au réseau de distribution sélective. La société eBay faisait paraître en effet sur son site des annonces de vente de parfums de ces grandes marques émanant de particuliers.
La Cour d’appel de Paris (pôle 5, ch. 2) dans sa décision du 3 septembre 2010 a confirmé le jugement du tribunal de commerce mais a diminué la condamnation supportée par eBay de 33 millions d’euros. Elle a retenue une responsabilité pour concurrence déloyale, rejetant ainsi l’argument d’eBay selon lequel il n’agissait qu’en qualité de simple hébergeur.
Dans l’arrêt de la Cour d’appel concernant l’affaire eBay contre les maisons de parfum comme dans celui de la Cour de justice de l’Union européenne du 12 juillet 2011 (C-324/09) L’Oréal contre eBay, le critère déterminant pour retenir ou non la qualité d’hébergeur, est celui du rôle actif joué par eBay. Or il semble que dans les deux cas eBay fournit les moyens pour mettre en valeur les annonces de vente de parfum, en en faisant leur promotion, bref en jouant un rôle actif dans la présentation du produit.