Doucement mais sûrement, l'e-commerce continue d’investir peu à peu tous nos actes d’achats quotidiens. Hier la vente en ligne n’intervenait que pour les produits marchands, aujourd’hui ce sont des produits aussi sensibles et personnalisés que ceux de la santé qui peuvent faire l’objet de transactions sur internet. Ainsi, sous certaines conditions de diplômes et de modalités de livraison, les officines de pharmacie virtuelles sont autorisées à vendre des médicaments aux consommateurs. Comme pour plusieurs autres secteurs cela n’a été possible en France qu’en raison de la poussée des instances européennes.
Dans différents secteurs économiques, la Commission européenne montre très souvent du doigt la législation française pour ses entraves aux libertés d’établissement et de libre circulation des services et marchandises. Il en est ainsi dans le domaine de la vente de lunettes sur Internet.
La vente de lunettes en ligne difficilement acceptée par les professionnels opticiens
A l’heure actuelle, il existe en France des sites internet qui commercialisent des verres correcteurs et des lentilles de contact (par exemple Direct Optic.fr ou Sensee). La vente de lentilles correctrices par Internet existe depuis 2005, la vente de lunettes est un phénomène plus récent. Comme les pharmaciens pour les médicaments, les lunetiers disposent d’un monopole pour la vente et la distribution de verres correcteurs et lentilles de contact (article L4211-1 et suivants du Code de la santé publique). Il s’agit d’une profession réglementée : diplôme nécessaire, obligation d'enregistrement auprès du service compétent et obligation de respecter certaines formalités concernant les ordonnances des ophtalmologistes.
Les organisations nationales représentant la profession des opticiens s’opposent à la vente en ligne, faisant valoir que celle-ci ne convient pas au produit spécifique que sont les lunettes. Certaines sociétés aussi renommées qu’Essilor s’opposent également à ce que leur image soit associée à celle des sociétés qui vendent en ligne des verres optiques. Cette société a ainsi déclaré le 23 novembre 2011 :
« Essilor France estime que la santé visuelle des Français ne peut être assurée qu'au travers d'une filière intégrant les professionnels de l'optique que sont les ophtalmologistes et les opticiens. La vente à distance ne permet pas de garantir certains services tel un conseil personnalisé qui tient compte des besoins visuels précis des porteurs ou de s’assurer de l'origine des produits »
D’ailleurs, précisent les syndicats représentatif de la profession d’opticien, la vente en ligne de lunettes est illégale. C’est en somme la réponse qu’a faite le président de la Fédération nationale des opticiens de France au Canard enchaîné (édition du 11 avril 2012) qui avait intitulé son article « Pour les lunetiers Internet a le mauvais œil » avec en sous-titre « le commerce en ligne de lunettes menace la rente de situation des opticiens ».
La vente en ligne de lunettes tolérée par le droit
En réalité, les textes n’interdisent pas explicitement la vente de lunettes en ligne. Mais il est implicite pour le législateur que les verres optiques sont un produit de santé différent du produit marchand usuel, et que leur vente requiert conseils et présence d’un professionnel.
Par ailleurs, les entrepreneurs qui souhaitaient s’aventurer dans la vente en ligne ont rapidement été dissuadés par les conditions exigées d’enregistrement auprès du service départemental et surtout par l’obstacle quasi dirimant relatif aux ordonnances (correction optique et écart pupillaire). Néanmoins, grâce à un logiciel, il a été possible de résoudre la difficulté liée aux corrections optiques et les sites en ligne proposent aujourd’hui des essais en 3D avec webcam. Ainsi, progressivement, profitant du vide juridique ou de l’absence d’interdiction formelle, des sites de plus en plus nombreux sont venus proposer la vente de lunettes en ligne. L’argument capital est celui du prix. Plusieurs sites affichent des prix allant jusqu’à 70% moins chers que ceux pratiqués par les opticiens traditionnels.
L’intervention du droit européen pour modifier la législation en France
C’est probablement en raison de cet essor des ventes en ligne et afin de libéraliser le marché du commerce en ligne des produits optiques que la Commission européenne a adressé à la France un avis motivé le 18 septembre 2008 lui enjoignant de modifier sa législation. En effet, cet avis faisait le constat que la France portait atteinte à la liberté d’établissement et à la libre circulation des services instituées par les traités communautaires.
Toutefois, malgré l’invitation de la Commission européenne pour mettre à jour notre droit au regard des exigences européennes sur la libre prestation de services, et de la menace de saisine de la Cour de justice de l’Union européenne qui plane sur la France, le ministre de la santé, conseillé par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (remplaçant l’Afssaps depuis le 12 mai 2012) et le Forum des droits sur l’Internet sont restés sceptiques quant à une libéralisation du marché. L’impératif de santé publique prime avant tout. Le Forum des droits sur l’Internet avait pourtant préconisé dans une recommandation du 30 juin 2008 la mise en place de dispositifs médicaux appropriés à la vente en ligne pour les produits de santé tel celui des verres optiques.
Pendant ce temps, d’autres pays européens sont condamnés par la CJUE pour leur législation contraire à la libre circulation des services ainsi qu’à la liberté d’établissement. Ainsi, un arrêt rendu le 2 décembre 2010 par la CJUE, a condamné la Hongrie en raison de l’interdiction faite de vendre en lignes des lentilles de contact. La Cour a considéré que l’objectif de protection de la santé des utilisateurs de lentilles de vue pouvait être atteint par des mesures moins restrictives : il y a donc violation de la règle de libre circulation des marchandises dans l’Union européenne.
La vente de lunettes en ligne bientôt consacrée par la loi ?
Face à cette nouvelle jurisprudence qui semble se rapprocher de plus en plus de la France, le gouvernement a souhaité prendre les devants en présentant un projet de lois aux parlementaires afin de mettre notre législation en conformité avec les règles de l’Union européenne sur la liberté d’établissement et la libre circulation des services et des marchandises. Le texte devra donc concilier l’impératif de santé publique et les exigences européennes, sachant par ailleurs que le développement constant de la vente en ligne de lunettes constitue désormais un marché qu’on ne peut ignorer du point de vue économique et des habitudes comportementales des internautes.
L’Assemblée Nationale a adopté le 11 octobre 2011 le projet de lois renforçant les droits, la protection et l’information des consommateurs. Dans ce projet de lois, 2 articles (5 Bis et 6) concernent directement la vente de lunettes en ligne. Ces 2 articles autorisent la vente en ligne de lunettes et renforcent les garanties de santé et les droits du patient : garantir une correction adaptée à leur vision et bénéficier du droit de rétractation applicable au E-commerce.
Le Sénat, après avoir examiné le texte, a apporté quelques modifications sans remettre en cause l’autorisation de vente en ligne. Ainsi, le texte adopté par le Sénat le 23 décembre 2011 et renvoyé à l’Assemblée Nationale pour une 2eme lecture précise à l’article 5Bis :
La délivrance de verres correcteurs et de lentilles correctrices est réservée aux opticiens-lunetiers remplissant les conditions prévues aux articles L. 4362-1 du Code de la santé publique.
L’alinéa 3 de cet article dispose :
La délivrance de verres correcteurs, sans préjudice des dispositions de l’article L. 4362-10, et de lentilles correctrices est soumise à la vérification, par l’opticien-lunetier, de l’existence d’une ordonnance en cours de validité.
Ainsi, les commerçants en ligne doivent mettre à la disposition du client un opticien-lunetier et non pas simplement un professionnel de la distribution (comme l’avaient initialement prévu les députés).
L’article 6 de la loi prévoit les modalités de transmission de l’ordonnance ainsi que les mentions et prescriptions qui doivent figurer sur le site concerné. Cet article 6 crée un nouvel article L4362-9-1 dans le Code de la santé publique qui précise que :
Les conditions de délivrance de lentilles de contact oculaire correctrices à un primo-porteur sont déterminées par décret en Conseil d'Etat.
Le législateur français a ainsi répondu à la demande des autorités européennes en autorisant explicitement la vente en ligne de lunettes, en prenant soin de bien l’encadrer afin que le patient-consommateur soit protégé au mieux contre certains abus qui ne manquent évidemment pas de se produire sur la toile.